Je me réveille tard dans l'après midi. Un mal de tête terrible. Dehors des enfants crient. Insupportable. Je ferme la fenêtre. Je m'allume une cigarette en même temps que je démarre le pc.
Devant l'écran sur lequel s'affiche des informations de démarrage je phase. Je suis complètement ailleurs. Tout est lent et étrange, j'ai des sortes de flash psychédéliques inexpliqués. je vois un nuage qui se scinde en deux puis qui se rescindent de nouveau en se dupliquant toujours plus, puis une chouette géante apparaît, elle attrape une libellule en plein vol et la dévore goulument. La vision d'asperges marchant comme les marteaux dans le clip des Pink Floyd de
Break Down the Wall me plonge dans une catalepsie encore plus profonde. Maintenant un policier Australien est entrain d'arrêter le soleil, il lui met des menottes en se brûlant mais n'a pas l'air d'y prêter attention, le soleil reste indifférent.
Ma cigarette choit de ma bouche et tombe sur mes cuisses nues. Je pousse un hurlement de douleur si puissant que les enfants de dehors doivent sûrement l'avoir attendu : le murmure lointain de leurs jeux s'est arrêté. La brûlure a au moins le mérite de m'avoir fait sortir de ce trip onirique déconcertant.
Je reprends mes esprits. Je suis seul dans mon appartement excentré, assis devant mon ordinateur qui affiche la page d'accueil. Le fond d'écran présente une loli dans une posture mignonne. Je ne suis pas lolicon, mais je trouve que ça fait joli. Je me dis que cette loli n'a rien à faire là quand même. Je change de fond d'écran pour y mettre un cactus à la place.
Je me tiens au courant des nouveaux cours de ma fac de littérature de Tôkyô dont je suis étudiant à distance. Un cours sur les tanka* avec une compilation de waka** dressée sous l'époque Heian*** m'est arrivé. Je le lis en vitesse sans trop me concentrer dessus. J'ai déjà lu les ouvrages dont ils font mention. J'ai notamment un vieil exemplaire du
Kokinshû**** à la maison et qui appartenait à grand mère...
En ouvrant ma boîte mail je m'aperçois qu'un vieux mail datant de la semaine dernière n'avait pas été consulté. C'est un mail de la faculté. Je lis à haute voix et avec attention en plissant les yeux tel un myope : «
Devoir à rendre pour la semaine prochaine... aidez vous du livre... aucun retard admis... ».
Je me répète mentalement la phrase «
devoir à rendre pour la semaine prochaine » puis je regarde la date du mail puis je me répète la phrase puis de nouveau je regarde la date puis de nouveau je me répète la phrase... de nouveau la date... la phrase... la date...
Je regarde la date d'aujourd'hui.
Moment de silence durant lequel je m'aperçois que le murmure lointain des enfants qui jouent a repris.
Puis je réalise.
Je me lève avec précipitation de ma chaise et cherche avec frénésie l'ouvrage indiqué dans le mail pour le devoir que je dois avoir fait pour... dans deux jours ! Bouddha j'implore ton aide ah !!!
Le livre est introuvable, je ne l'ai pas, je vais devoir sortir, je n'ai pas suffisamment de temps pour le commander. A cette seule pensée je tressaille. Je vais devoir sortir... non... non... non...
Du calme Inshi tu es capable de sortir tu es grand, tu es beau, tu es fort, personne ne te veut du mal, la vie est belle, l'air est respirable. Le vent souffle, mais ne veut pas te briser. Les enfants hurlent mais ne veulent pas exploser tes tympans. Les gens parlent mais ne t'adressent pas des insultes haineuses. La foule marche mais ne cherche pas à t'atteindre pour t'assassiner. Tout va bien se passer allez tu l'as déjà fait. De toute manière tu n'as pas le choix !
Du courage du courage.
Je m'allume une autre cigarette.
Je prends mon casque que je branche à mon mp3, grâce à lui je serai isolé du monde. Je me vêts d'un épais manteau pour avoir une barrière physique avec l'environnement extérieur. Je mets des lunettes de soleil et une casquette pour être invisible et me sentir protégé. Je prends des sous, ma carte d'identité, ma carte d'assurance santé, mon portable, un couteau-suisse, 3 paquets de cigarette, 2 briquets, une besace dans laquelle je mettrai le livre, un plan de la ville (je compte marcher hors de question de prendre les transports en commun), 3 exemplaires de la même clé, puis une petite statuette en bois représentant un loup. J'aime beaucoup les loups et il me procure la sensation d'être en sécurité quand je le regarde ou le touche. Je mets tout ça dans les nombreuses poches de ma parqua, puis après avoir dit au revoir à mon cactus et adressé une courte prière à l'autel de grand mère je sors de l'appartement en refermant à triple tour. Oh putain je suis dehors.
Bon tout s'est bien passé. J'ai tracé très vite en mettant du black métal à fond dans les oreilles histoire de me sentir puissant et invulnérable. Personne n'a essayé de m'approcher à part un chat qui m'a fait sursauter, j'ai alors poussé un cri de fillette. Mais ça va.
J'arrive devant la première librairie que le plan de la ville indique et qui était la plus proche. J'entre sans regarder personne et sans dire un mot. Je me contente de chercher le livre en faisant profil bas, mais je sens néanmoins la pression de la présence des autres autour de moi. Je suffoque. Tout va bien. Je sers les poings et commence à haleter. Le livre n'est pas trouvable. Je respire de plus en plus fort. Mon cœur s'emballe, j'ai l'impression que quelqu'un s'approche de moi. Je ne cherche pas plus, incapable de tenir je m'enfuis en courant hors de la librairie, une fois dehors je continue à courir un peu. Je reprends mon souffle dans une ruelle un peu éloignée où il n'y a aucune trace d'activités et de tumultes.
Quelle oppression d'être ici. Je sais pas si vais être capable de tenir la journée. Je m'allume une cigarette en tenant fort le petit loup en bois dans la main gauche.
Je regarde mon plan. L'autre librairie n'est pas très loin. Si le livre que je recherche n'y est pas je n'aurais plus ensuite qu'à me rendre à la bibliothèque où je pourrais toujours emprunter un livre, mais je préfèrerais avoir le mien.
Je marche précipitamment en rasant les murs. Mon casque auditif balance un morceau de jazz magnifique mais je ne parviens pas à me focaliser dessus. Renforce ta bulle Inshi ne laisse pas ton être se faire envahir par l'extérieur. Je me concentre sur le saxophoniste qui attaque un solo. J'analyse chaque note, chaque son, tout en suivant le chemin du plan.
J'arrive à la deuxième librairie.
Préparation mental à mon entrée.
Quelqu'un arrive par derrière et me dit : «
excusez moi. » Maladroitement et nerveusement j'ouvre la porte pour pénétrer dans le petit commerce et fuir cette personne.
Echec, le livre que je cherche n'est toujours pas là. Je commence à suer comme un phoque sous cette parqua. La musique dans le casque est beaucoup trop forte. Mon ventre me sert et mon mal de crâne persiste.
Une vendeuse s'approche de moi avec un air maléfique : «
puis je vous aider monsieur ?»
Sur ces mots qui m'apparaissent d'un mépris hypocrite et d'une méchanceté profonde je m'enfuis en courant à vive allure hors de la librairie. Direction la bibliothèque.
Sur tout le trajet ma course ne faiblit pas et j'ai le temps de fumer encore 2 cigarettes.
La bibliothèque. Je suis essoufflé. Je rentre. On m'interpelle pour que j'ôte mon casque. Je panique j'ai peur. Je me cache dans un rayon vide. J'essaye de me concentrer pour reprendre contenance et retrouver le calme. Je sers très fort le petit loup. Je me masse le ventre et les tempes.
Après un moment passé en position fœtal dans un coin, j'arrive à amener les battements de mon cœur à une fréquence normal et mes douleurs deviennent un peu plus supportables. Je peux me mettre à chercher le livre à peu près paisiblement d'autant plus que le silence règne dans l'édifice et il n'y a pas grand monde alors ça peut aller.
Le livre n'est pas trouvable. Je reste pantois devant l'emplacement auquel il devrait normalement se trouver mais il est vide. Un peu de ce vide se transmet à moi et je me sens vide. Un vide immense en moi.
Je dois à tout prix rendre ce devoir dans deux jours et j'ai besoin de ce livre. La prochaine librairie est beaucoup trop loin et je sais que je n'aurais pas la force d'y aller et puis l'ouvrage en question ne s'y trouvera sûrement pas, c'est quelque chose d'assez précis qui ne se vend pas vraiment. Il m'incombe d'aller demander au bibliothécaire si ils n'ont pas d'autres exemplaires en réserve...
Je prends mon courage à deux mains allez.
Tu peux le faire. Respire doucement. Racle toi la gorge.
J'arrive devant le bureau du bibliothécaire, mes jambes tremblent, mais je parviens à garder un ton de voix assuré pour lui demander le livre. Il me dit qu'ils ne l'ont pas en réserve et que quelqu'un l'a emprunté. Je reste pantois et m'écroule à genoux devant le bureau en parlant tout seul, expliquant à moi même qu'il me faut à tout prix ce livre sinon je risque d'avoir des problèmes avec ma faculté, qu'il est introuvable, qu'il est maudit...
Je crois que le bibliothécaire me prend en pitié. Il me communique l'adresse de la personne qui a emprunté le livre en me conseillant d'aller lui demander gentiment de partager un peu son emprunt. Il m'a souris, d'un sourire qui semblait dire maintenant dégage t'es gênant.
Il va falloir que j'aille voir la personne qui a emprunté le dit livre... Je n'ai pas d'autres choix... Inshi écoute moi tu vas aller voir cette personne d'accord et ça va bien se passer. Il n'y a aucune raison que ça se passe mal n'est ce pas ? Non aucune. Aucune. Aucune... Plus je me répète ces mots moins j'y crois ça a l'effet inverse... alors arrêtons d'y penser ! Rah !
Bon je n'aurais qu'à lui dire : Hey salut ! Excusez moi de vous déranger mais j'ai vraiment besoin de ce livre si vous pouviez me le prêter seulement pour un jour...
Je rigole intérieurement.
Mais non t'en es capable allez !
En plus c'est pas très loin.
Je m'y rends en respirant de plus en plus fort de plus en plus vite avec une boule énorme au ventre. J'ai l'impression que chaque pas représente un effort surhumain de ma part. Mais une musique de films de samouraïs me tient compagnie et me donne du zèle. Allez Inshi tu peux le faire tout va bien se passer ! Oh mais tais toi t'y crois même pas !
En un rien de temps je me retrouve devant l'immeuble où se situe l'appartement. Quelqu'un a laissé ouvert la porte, c'est une famille qui déménage, je saisis l'occasion pour rentrer furtivement sans avoir à sonner et retardant ainsi le contact avec la personne du livre. Je cherche dans le hall d'entrée son nom sur une des boîtes au lettre, puis je finis par trouver : inscrit en lettres d'or
Yoko Kizu.
Les déménageurs s'approchent un peu trop dangereusement de moi en portant des objets lourds dans les bras, je prends peur et je monte tel un ahuris les escaliers pour me rendre à l'étage où elle se trouve.
Je suis devant sa porte. Je lis attentivement plusieurs fois de suite le nom Yoko Kizu. Yoko Kizu. Yoko Kizu. Aucune marge d'erreur Inshi c'est bien chez Yoko Kizu la fille du livre. Yoko Kizu...
Il y a une sonnette. Il suffit d'appuyer sur la sonnette. Il suffit de dire : Bonjour, je peux lire le livre que vous avez emprunté s'il vous plaît ?
Il suffit de garder son calme.
Je ne suis absolument pas calme.
En bas un bruit sourd. Je sursaute puis appuie sans réfléchir sur la sonnette. Je prends tellement peur que je ah
Il s'est évanouis en cognant lourdement sa tête contre la porte.---
*tanka : forme de poème japonais qui se caractérise par un rythme fixe composé de 31 syllabes découpées en formules alternant 5/7/5 et 7/7 syllabes.
**waka : poèmes japonais.
***époque Heian : 794 – 1185.
****Kokinshû : abréviation pour l'ouvrage Kokin Wakashû qui signifie « Recueil de poèmes Japonais anciens et modernes ». Réalisé sous l'impulsion de l'empereur Uda et de son successeur Daigo. Terminé aux alentours de 920. 4 grands poètes : Ki no Tsurayuki, Ki no Tomonori, Ôshikôchi Mitsune et Mibu no Tadamine. Définie les canons de la poésie japonaise jusqu'au XIXème siècle.