— Vérités ; avec Enryo Sakuran

Sur les toitures en face de l’académie, dix paires d’yeux bleus toisaient sans ciller les fenêtres. Voilà quelques semaines que ces oiseaux blancs se tenaient là, toujours à la même place. Parfois, ils disparaissaient d’un mouvement de plumes, identiques, pour se poser autre part. Personne ou presque ne les voyait : croiser des oiseaux en ville, n’était-ce pas d’une affligeante banalité ? D’autant plus que leur vision se trouvait rassurante. Apaisante. De petits oiseaux blancs, légers et puissants, qui d’un battement d’ailes parcourait le ciel hivernal.

Encore aujourd’hui, Oksana guettait son arrivée. Elle avait attendu ce jour avec quelque appréhension, espérant qu’il ne vînt jamais. Le jour où, enfin, elle rencontrerait la personne à qui on l’avait enchaînée à vie. Quelque part, elle espérait ne jamais rencontrer son fardeau. Que l’un et l’autre se trouvassent leurs vies, sans jamais s’entrechoquer. Oksana ne craignait pas les responsabilités — sinon jamais elle n’aurait exercé ce métier. Elle était juste égoïste. Trop fière, aussi, pour se soustraire à un humain sans qu’on lui eût demandé son avis. Et puis, un jour, le choc. Un torrent d’électricité dans tout son être, lorsqu’elle l’aperçut par hasard. C’était lui.

Alors parfois, elle se retrouvait à le surveiller. Veiller sur lui ? Non. Juste voir s’il ne mettait pas leurs vies en danger. Elle en avait profité pour grappiller çà et là quelques informations sur lui. Rien de très inquiétant. Enryo Sakuran était un lycéen banal, menant une vie de lycéen banal. Presque décevant. Au moins, il ne semblait pas pro-gouvernement, ou crépusculaire. Auquel cas, elle se ferait un plaisir de le remettre sur le droit chemin. Une bonne chose à savoir. Oksana ne savait pas s’il suivait les cours sur les étoiles. Elle en avait entendu parler, mais jamais on ne l’avait informée du programme. Elle espérait qu’il s’y intéresserait : elle se voyait mal expliquer à un jeune homme qu’elle était un être surnaturel descendu du ciel pour le protéger. La pédagogie n’était pas son fort et il la prendrait pour une folle.

Aujourd’hui, Oksana avait décidé de sortir au grand jour. Se dévoiler. Il le fallait bien : elle ne voulait pas qu’Enryo la considérât comme un mythe. Une chimère à laquelle on croyait ou non. Une militante pour la cause des étoiles ne pouvait tolérer cette ignorance trop longtemps. Alors elle se trouvait là, campée dans le froid, emmitouflée dans un pardessus. Cigare au bec, elle patientait devant l’académie. Elle regarda sa montre : encore quelques secondes et… Voilà. La sonnerie annonça la pause déjeuner. Elle déglutit. Il ne fallait pas le rater.

Le voilà. Oksana ôta son cigare de sa bouche. Sans plus attendre, elle interpella un élève pour qu’il le prévînt, puis attendit que le lycéen fût devant elle pour se présenter. Sans trop savoir comment se présenter, elle le salua d’un petit signe de tête et déclara de but en blanc :

« Bonjour. Je suis Oksana Andreïev. Je suis une étoile, liée à toi. »

Oksana refusait de dire « ton étoile » : elle ne lui appartenait pas. Elle resta là, ne sachant quoi ajouter. Ses prunelles glacées détaillaient en long et en large la plastique du lycéen, un peu plus petit qu’elle.

« Je ne te retiendrai pas longtemps. Juste histoire que nous fassions connaissance. »

Tout avait commencé comme une journée normale pour Enryo. Les cours de la matinée s'étaient enchaînés selon un rythme auquel le garçon n'avait pas eu beaucoup de mal à s'habituer. Comme déjà à Tokyo, il s'était rapidement plongé dans le travail de ses études et gardait toujours avant, pendant et après les cours une attitude des plus sérieuses. Voilà qui ne facilitait pas non plus son intégration, comme si cela ne suffisait pas, encore que de ce point de vue-là, ce n'était pas le pire. Le système éducatif étant ce qu'il était au Japon, tout le monde ressentait la pression de la compétition et y répondait plus ou moins bien.
Enryo avait commencé ses cours sur les étoiles. Au début, il l'avait plus pris par curiosité, se demandant comment on abordait un tel sujet avec autant de sérieux, lui-même ne sachant quoi penser de ces légendes. Cependant, la démonstration de certaines étoiles adolescentes de leurs pouvoirs avait évidemment convaincu le jeune homme quant à leur existence. Il n'avait pas non plus de raison de mettre en cause tout le reste, à savoir les liens spéciaux unissant l'humain à son étoile, même si tout cela se révélait encore bien théorique dans sa tête.

La vérité, c'est qu'il voyait encore cela sous l'angle du "spectacle", avec la démonstration des pouvoirs des uns et des autres. L'idée même qu'il put être lié à quelqu'un restait très abstraite.

Autant dire que lorsque la sonnerie retentit pour annoncer la pause du midi, Enryo était à mille lieues de se douter de la rencontre qu'il s'apprêtait à faire. En fait, la légère faim qui commençait à lui tenailler le ventre prenait plus de place dans ses pensées que le reste. Aussi, c'est presque d'une sorte de rêverie dont vint le tirer un camarade lui indiquant que quelqu'un l'attendait à la sortie de l'académie.
Enryo fronça les sourcils. Quelqu'un ? Une étrangère, qui plus était ? Encore que cette dernière précision qui lui avait été faite le rassura vaguement après le pincement au coeur qu'il avait ressenti. L'espace d'un instant, il avait cru qu'"il" l'attendait.
Enfin, il n'avait pas de raison de ne pas se rendre à cet appel. C'est donc après quelques minutes que Oksana put voir débarquer le garçon avec qui un destin pour le moins farceur l'avait liée. Il faisait chaud ce jour-là et Enryo avait laissé la veste de son uniforme au dortoir. Il apparut donc en chemise blanche, la cravate réglementaire bien serrée autour du cou mais les manches retroussées. La seule petite originalité résidait dans ses chaussures, des Converse, qui tranchaient un peu avec le reste de l'uniforme. Évidemment, c'était encore le seul moyen pour les étudiants de se démarquer. Toutefois, chez Enryo, c'était surtout la recherche du confort plutôt que du style qui le poussait à porter de telles chaussures.

Avec son sac en bandouilière, la main posée sur la lanière, son air un peu perdu et ses écouteurs fichés dans ses oreilles, Enryo ne dégageait pas un grand charisme.

Tiens ? Cette personne fumait un cigare. Enryo n'aimait pas l'odeur du tabac. Était-ce pour cela ou pour une autre raison qu'il s'arrêta à une relative bonne distance ? Cela ne l'empêcha pas de se montrer bien élevé en retirant ses écouteurs qu'il garda en main et en s'inclinant après que Oksana se fut présentée. Par contre, son mouvement se stoppa et il se redressa bien vite quand elle annonça sa nature. Le jeune garçon ouvrit de grands yeux, fixant sans l'air de comprendre cette femme blonde, avant de froncer les sourcils. Il regarda autour de lui, paraissant chercher quelque chose, et fit même un pas en arrière.
Il n'y avait cependant pas grand-monde autour d'eux. Pas de voiture garée, et juste quelques passants qui vaquaient à leurs occupations. Enryo se détendit et regarda à nouveau Oksana. Si cette dernière ne s'était pas gênée pour observer dans les moindres détails l'humain, l'humain ne se gênait à présent plus pour faire de même.

De haut en bas, puis de bas en haut.

À présent que son regard s'était à nouveau posé dans les yeux de cette étoile, il semblait que ses prunelles comportaient deux grands points d'interrogation...

Silence. Les deux protagonistes s’observaient en long et en large. Deux bêtes curieuses se demandaient qui allait faire le premier pas. Qui allait franchir la frontière invisible dressée entre eux deux. Ils étaient là, l’une en face de l’autre, suffisamment proches pour s’entendre, suffisamment loin pour ne pas s’effleurer. Pourtant, Oksana ressentait dans tout son être sa nature qui l’appelait. Son but. Son objectif. Protéger ce gosse qui semblait ne rien entendre à ce qu’elle lui avait annoncé. L’étoile en aurait peut-être ri, si tout cela ne lui semblait pas aussi désespérant.

L’absence de réponse d’Enryo et son expression la mettaient, à vrai dire, très mal à l’aise. Elle aurait dû se pencher davantage sur son sujet, au lieu de l’observer de temps à autre. Pourtant, elle ne connaissait que trop bien tout le mal que pouvait faire le voyeurisme. La femme éteignit son cigare avant de le lancer dans une poubelle non loin. Peut-être avait-elle été trop abrupte ? Des années à rester seule n’aidaient pas à se construire socialement. Aborder quelqu’un lui paraissait toujours être un obstacle difficile. Oksana leva une main, comme pour prêter serment :

« Je ne te mens pas. Et je n’ai aucune intention néfaste. »

Son comportement l’avait interpellée. La façon dont il regardait autour de lui, son pas en arrière… Était-il normal de se montrer aussi méfiant ? Avec une inconnue, c’était plutôt logique. Vue de l’extérieur, la scène devait être plutôt malsaine. La prenait-il pour une dégénérée ? Une perverse en quête de chair fraîche ? L’idée la dégoûtait. Vraiment. En réalité, elle n’avait pas l’intention de lui faire quoi que ce fût, en bien ou en mal.

L’étoile fouilla dans sa veste pour y trouver son portefeuille. Elle en extirpa une carte à son nom, puis griffonna dessus son adresse et les codes de son immeuble. D’un pas chaloupé, elle rejoignit l’adolescent, puis lui tendit le bout de carton.

« Voilà mes coordonnées. Garde-les précieusement. Dans l’idéal, mémorise-les et détruis cette carte. Idem si tu veux me joindre, fais-le discrètement. »

Elle se demanda de nouveau si elle n’était pas trop abrupte. Elle se disait qu’il devait peut-être avoir déjà entendu parler d’elle, s’il lisait autre chose que ses cours. Elle pencha la tête. Quelques brins dorés vinrent gêner sa vue ; d’une main, elle les ramena en arrière.

« Est-ce que… tu me comprends ? »

Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi cette femme ne serait pas l’étoile que le destin lui avait assigné ? Il n’était pas devenu déjà un expert de ce champ de connaissance mais enfin il suivait avec suffisamment d’attention ce cours pour connaître deux ou trois trucs à ce sujet. Il se sentait toujours plus ou moins étranger à cette ville, son accent et ses mœurs vaguement différentes de celles de Tokyo. Il avait déjà ressenti un peu la même chose lorsqu’il avait visité Kyoto, avec le parler différent des locaux qui le troublait parfois. Hoshikami poussait juste encore plus loin la distinction d’avec la capitale en y ajoutant ces étoiles que l’on croisait si souvent.
Le fait qu’Oksana ne fût pas japonaise n’aida pas non plus le garçon à rester parfaitement calme. Il n’avait jamais eu l’occasion d’entrer en contact avec des étrangers. Alors certes, il ne venait quand même pas du fin fond de la campagne et il savait très bien à quoi ressemblaient les gaijins – ils ne manquaient pas à Tokyo – mais c’était la première fois que l’un d’entre eux venait lui parler.

Il s’étonna d’ailleurs du japonais naturel qu’employait son étoile, puisque c’était bien ainsi qu’il fallait l’appeler désormais.

Enryo observa la femme extirper une carte de visite et y ajouter quelques annotations. Il resta calmement en place tandis que cette dernière s’approchait. Il glissa ses écouteurs dans la poche et tendit les deux mains pour recevoir cette carte présentée, s’inclinant machinalement encore une fois et garda la carte sous les yeux. Il l’observa pendant de longues secondes, paraissant en détailler les katakana qui transcrivaient le nom de la Russe.
Complètement en-dehors du microcosme local, Enryo n’était toujours pas familier avec les grandes figures publiques. Il avait bien commencé à acheter des journaux pour en apprendre plus sur la ville où il résidait désormais mais tout cela était encore trop frais pour qu’il pût comprendre qu’il n’était pas face de n’importe qui. La carte qu’il tenait dans les mains lui fournit cependant certaines informations. La qualité du papier et certains logos semblaient indiquer que, qui qu’elle fût, elle devait néanmoins avoir une certaine position. Surtout, il y avait le fait qu’elle souhaitait que le garçon détruisît la carte. Le garçon releva la tête à ce moment-là, intrigué. C’était une requête plutôt inhabituelle.

Et enfin, elle posa une question qui attendait une réponse.

C’était toujours le moment compliqué. Enryo inclina la tête en signe d’acquiescement mais il savait que cela ne suffirait pas. Il parut alors gêné. Il glissa la carte soigneusement dans la poche de sa chemise et hésita, regardant parfois dans les yeux Oksana mais détournant rapidement le regard et s’agitant comme s’il ne savait pas quoi faire. Finalement, il se raidit quelque peu. Doucement, il leva une main à la hauteur de son front puis fit un signe étrange. Il fronça les sourcils néanmoins et haussa les épaules. Bien sûr, il n’avait guère espéré que cette manœuvre le servît réellement.
Il redressa légèrement la tête encore une fois pour pouvoir regarder dans les yeux cette femme plus grande que lui. Son regard semblait s’excuser de la gêne qu’il était en train de causer. Il ouvrit la bouche – aucun son n’en sortit – tout en posant doucement ses mains sur sa gorge et hocha plusieurs fois négativement la tête…

Le geste d’Enryo n’eut pour seule réponse qu’un perplexe battement de cils. Oksana n’entendait rien à la langue des signes. Pendant sa période de mutisme, elle s’était refusée à son apprentissage. La rancœur avait empêché toute forme de communication avec son père. Jusqu’au jour où elle décida de rompre le silence. Revenir au jour pour enfin briller, après des années passées dans l’obscurité. Esseulée, humiliée. Cela valait bien des mois sans que ses lèvres ne libérassent un seul mot. Le jour où elle avait parlé de nouveau lui revenait, parfois. Pas une seconde elle ne le regrettait. Son cher papa lui avait tout donné, depuis, sous peine de ne plus entendre sa fille parler. Comme c’était cruel ; mais pour elle, rien ne l’était plus que ce qu’elle avait subi au nom de la science.

Le nouveau geste, plus explicite, la conforta dans sa conclusion. Le jeune homme était muet ; du moins, il ne pouvait faire usage de sa langue. Mutisme, aphasie ? L’étoile ne pouvait le savoir, faute de s’être penchée sur le sujet. Enryo n’était pas sourd et semblait la comprendre : c’était déjà une grande avancée. Avant de le rencontrer, elle s’inquiétait d’être liée à un fou, ou à un malade grave. Elle n’avait rien contre eux, du moment que leur état n’influençait pas le sien. Quoi qu’il en fût, elle ne s’intéresserait pas au problème d’Enryo plus que cela ; si elle s’en était sortie seule, elle considérait qu’il devrait en être de même pour les autres.

Les orbes glacés de l’Aurore se fixèrent sur le lycéen. Elle ajouta :

« Je ne connais pas la langue des signes. Il va falloir utiliser d’autres moyens pour communiquer. »

Elle n’avait pas de quoi écrire, outre ses précieuses cartes de visite. Lui, peut-être. Enryo avait l’air du genre propre sur lui, presque trop. Pas un fil qui dépasse. Bien rangé. Un bon petit Japonais. Oksana se demandait s’il avait le potentiel pour entrer au parti. Après tout, pourquoi pas ? À première vue, il ne semblait pas avoir d’avis sur leur lien : voilà un terrain vierge à exploiter, pour que seul le dégoût perdurât. Être lié à l’Aurore n’était pas un cadeau : elle prenait elle-même conscience de son caractère difficile.

Elle regarda autour d’elle. Hors de question de montrer son pouvoir ici, même si cela prouverait ineffablement sa nature. Plus tard. Enryo devrait attendre. En y songeant, Oksana se demandait si l’idée l’avait seulement effleuré.

« Si tu vois un petit groupe d’oiseaux blancs dans le ciel, c’est peut-être moi. Je te montrerai mon pouvoir à l’occasion. »

La Russe glissa une main hésitante dans ses cheveux blonds, ne sachant plus vraiment que dire.

« As-tu des questions ? Quelque chose à ajouter ? »

Lorsque l'étoile évoqua un autre moyen de communication, Enryo se contenta de hocher la tête. Il était habitué à cela et évidemment, il avait sur lui tout le nécessaire. En un rien de temps, il extirpa de son sac un petit carnet auquel un stylo à bille était fixé.
Quelque chose commençait cependant à le chiffoner sans trop savoir quoi. Cette rencontre était des plus étranges mais enfin le fait qu'ils fussent dans un endroit public et qu'Oksana gardât ses distances suffirent temporairement à calmer le garçon. Il ne s'agissait pas de se montrer inquiet ou craintif, mais... quelque chose lui... déplaisait ?

Évidemment, il n'en montra rien. La bonne éducation voulait qu'en société, l'on garda autant que possible une bonne composition.

Il ouvrit son carnet et commença à écrire. Dans un premier temps, il garda son écriture fine, un brin nerveuse, mais élégante, avant de se corriger lui-même. Il restait en tout temps très lisible mais cela restait des caractères manuscrits. Il changea pour une écriture plus proche des lettres d'imprimerie, se disant que cela serait probablement plus facile pour cette étrangère.
Il interrompit son écriture et releva le bout de son nez lorsque l'étoile évoqua sa transformation. L'étudiant eut un sourire ravi. Sans doute trouvait-il cela absolument charmant. Le fait qu'il n'en parut pas surpris devait bien montrer qu'il connaissait effectivement la réalité des étoiles et de leurs pouvoirs. À nouveau, il hocha la tête dans un signe d'acquiescement bien plus vif, signe que cette nouvelle et l'idée de voir Oksana se transformer le mettaient en joie. À la manière des acteurs des films muets, Enryo pouvait parfois être si expressif dans ses bonheurs.

Et pourtant, alors qu'il approuvait, revint cette petite pointe de gêne qu'il ne parvenait pas à identifier.

Il avait fini d'écrire, détacha la petite feuille et la tendit à deux mains vers Oksana, comme il le faisait avec ses professeurs. Il continuait d'afficher un sourire presque joyeux lorsque ses yeux recroisèrent ceux de la Russe et ce fut à ce moment que cela le frappa. Il comprit enfin l'origine de cette gêne qui le prenait face à l'étoile. Son papier indiquait, pour peu que la Russe y jeta un oeil et parvint à lire, "Je m'appelle Enryo Sakuran (Il avait surmonté les caractères de son nom de furiganas). Je suis très heureux de vous rencontrer."
Et à vrai dire, il en avait vraiment l'air, ce qui était tout le contraire d'Oksana. Cependant, en rencontrant le regard glacial de l'étoile, il comprit que cette joie ne semblait guère être partagée. S'il n'avait pas vraiment eu le temps d'imaginer à quoi ressemblerait la rencontre avec son étoile, il n'avait cependant pas du tout pensé que cela pouvait ressembler à ce qui était en train de se passer.

Il fronça les sourcils. Les quelques cours qu'il avait reçus sur le sujet insistait plus sur la notion de spectacle ou sur le côté romantique des relations entre humains et étoiles.

Ses épaules se voutèrent et son sourire disparut. Il ramena son papier contre lui et baissa la tête, prenant le temps de réfléchir. Quelque chose n'allait pas. Il reprit son stylo et ajouta quelques mots avant de tendre à nouveau son papier vers Oksana, toujours à deux mains et cette fois-ci la laissant le prendre. Toutefois, il ne souriait plus et avait la tête baissée. Le papier indiquait également :

"Je suis désolé de vous décevoir."

Son sourire la troubla. Enryo semblait vraiment heureux d’apprendre le pouvoir de l’étoile. C’était la première fois. La première fois qu’on ne lui adressait pas de fascination glauque ou de compliments intentionnés. Qu’on ne la considérait pas comme une bête de foire à disséquer ou une créature monstrueuse à éliminer. Le lycéen souriait sincèrement. Les mots n’auraient pu surpasser son expression, des plus radieuses. Oksana était touchée. Par un gamin. Peut-être à cause du manque d’honnêteté de son milieu. De la noirceur qui entourait sa condition, depuis toujours. Enryo ne semblait même pas connaître son nom à cause des médias locaux, du moins, il n’avait pas réagi : c’était une bonne chose. Sa spontanéité n’en était que plus vraie. Plus forte.

Pourtant, il y avait toujours quelque chose en elle qui bloquait. Les chaînes de ses convictions lui interdisaient tout laxisme, tout attachement à ce lien, de près ou de loin. Ce garçon avait l’air gentil ; mais rien ne pourrait la faire changer d’avis, elle en était persuadée. Il n’était qu’un fardeau pour elle. Un obstacle. Une petite âme facile à attraper et à utiliser contre elle. Et c’était sans doute injuste de le lier à une personne comme Oksana. Une personne dont la vie n’était pas de tout repos, alors que la sienne était vouée à être droite et sans remous. Une vie ordinaire.

Enryo s’était sans nul doute rendu compte de sa défiance, puisque son expression changea du tout au tout lorsqu’il lui tendit une feuille de papier. L’étoile eut à peine le temps de lire « Je m’appelle… » que le morceau disparut de son champ de vision. Sceptique, elle le regarda faire. Il semblait blessé. Triste. Nulle trace de son sourire.

Lorsqu’elle put enfin reprendre la feuille, son visage se crispa. « Je m’appelle Enryo Sakuran. Je suis très heureux de vous rencontrer. Je suis désolé de vous décevoir. » C’était triste. C’était cruel. Pourtant, Oksana le savait. Que tout le monde ne serait pas d’accord. Que certains ne comprendraient pas. Que d’autres se révolteraient contre elle, lui disant qu’il était inutile de défier le destin. Mais elle ne s’attendait pas à blesser autant. Il ne savait pas. Il n’y était pour rien. Alors, elle allait lui expliquer. La note toujours coincée entre ses doigts, elle inspira un grand coup.

« Ce n’est pas de ta faute. Je me suis engagée contre le lien qui unit les étoiles aux humains. C’est une aberration qui cause plus de souffrances que de bonheurs. Sais-tu que si je meurs, tu meurs, et vice versa ? »

C’était difficile. Difficile d’adresser des mots aussi durs à quelqu’un qui ne voulait pas être son ennemi. Qui s’émerveillait de ce qu’elle était. Elle continua :

« Je suis membre d’Aurore, un parti politique anti-lien et non-violent. C’est pour cela que je te demande d’être discret en ce qui me concerne. J’ai des ennemis. »

Sa voix se fit plus claire lorsqu’elle prononça ces derniers mots :

« Tu ne me déçois pas, Enryo. Ce n’est pas de ta faute. Mais ce lien nous dessert plus qu’il ne nous fait du bien. C’est un poids beaucoup trop lourd. »

À présent, Enryo gardait la tête constamment baissé. Quand il la relevait, il ne fixait plus Oksana dans les yeux. Au contraire, il avait recommencé à regarder de tout côté, mais visiblement plus par gêne que par inquiétude comme précédemment.
Il recommença à froncer les sourcils, comme tout à l'heure, alors qu'il se rendait compte que quelque chose ne collait pas sans savoir vraiment pourquoi. Voilà, il ne savait pas, il ne comprenait pas la situation.

Les cours sur les étoiles étaient passés par là.

Comme tout jeune de son âge, Enryo était sans doute très influençable par ses professeurs et ses études. Cela devait être encore plus le cas au Japon où justement les étudiants étaient formés dès leur plus jeune âge à apprendre sans remettre en question, pour le plus grand bien de "l'harmonie sociale".
De fait, le Tokyoïte avait reçu encore peu de cours, mais suffisamment pour ne voir que le côté positif des étoiles. Évidemment, on n'allait pas les pousser à remettre en cause quelque chose d'acquis contre lequel on ne pouvait rien. Remettre cela en question, c'était potentiellement créer des troubles au sein de la société. Et puis, n'était-ce pas rassurant de se voir proposer quelque chose de stable et d'inaltérable ?

Certains à cet âge pouvaient peut-être, au nom de "l'âge bête" et de la rébellion adolescente, rejeter tout cela mais… pas Enryo qui au contraire avait été séduit. Peut-être y avait-il là une influence inconsciente de sa mère qui l'avait envoyé ici dans l’espoir qu’il trouverait un être susceptible de le protéger.

Le seul côté négatif qui avait été abordé en cours, le premier jour et rapidement expédié, était la mort partagée par les deux êtres liés. Enryo n'y avait guère prêté attention. D'abord parce qu'à 17 ans, la mort restait un concept encore relativement abstrait ; ensuite parce que la mort était relativement présente au Japon pour qu'on n'en fît guère de cas. C'était une réalité que les séismes, les tsunamis et autres catastrophes naturelles rappelaient constamment.
Et puis, les professeurs préféraient plutôt présenter cela sous l'angle d'un certain romantisme de bon aloi auquel Enryo devait être particulièrement sensible à en juger par certaines de ses réactions. Du reste, et bien qu'on ne parlât pas de politique dans les écoles japonaises, il avait été sous-entendu que ceux qui cherchaient à se battre contre un fait de la nature était des imbéciles cherchant à empêcher la pluie de tomber et les flammes de monter.
Tout cela pris dans son ensemble faisait que les paroles, sèches, froides, implacables de la Russe ne cessaient de s'abattre avec violence sur un petit monde rassurant qu'Enryo avait créé et dont il avait senti le besoin.

En l'occurrence, il sentait que c'était plutôt Oksana qui était en train de lui causer des souffrances.

Il finit par hocher la tête, mais d'un hochement qui chez lui ne signifiait que prise en compte de l'avis exprimé. C'était sa politesse conditionnée qui s'exprimait, comme chez bien des Japonais, et qui n’avait certainement pas valeur d’accord à tout ce qui était exprimé.
Pourquoi parlait-elle comme cela ? Bien qu’elle dît que ce n’était pas sa faute, n’était-ce pas une manière de ne pas trop le blesser ? Probablement pas… Quel était ce parti politique et pourquoi voulait-il lutter contre quelque chose de beau, qui ne faisait de mal à personne et contre lequel de toute manière on ne pouvait rien ?
Fallait-il qu’il ajoutât quelque chose ? Non, cela ne ferait que poser plus de problème et rendre plus gênante une situation qui l’était déjà assez comme ça. Enryo, l’air néanmoins toujours perturbé et profondément touché par les paroles de l’étoile, jeta un coup d’œil à sa montre, puis s’inclina profondément devant Oksana avant de faire demi-tour et de commencer à reprendre la direction de la porte de l’académie…