Et ce monde rendait une étrange musique; ft. Lorelei Solberg [Clos]

Le casque vissé sur les oreilles déversant à fond une musique sans mélodie, l’appareil photo dans les mains, Lorelei mitraillait la ville depuis le début de l’après-midi. Si elle ne faisait pas autant de dégâts qu’une arme à feu, elle pouvait néanmoins tomber sur quelque chose qui permettrait de choquer un peu la populace. Elle aimait faire le buzz, malheureusement dans son boulot ce n’était pas aussi simple que de poster une vidéo de chaton possédé sur internet. Son dernier photoreportage, celui sur la police d’Hoshikami, lui avait valu quelques félicitations mais cette fois elle voulait de l’inattendu. Du moins, quelque chose d’un tout autre genre. Pas dit qu’elle mette la main dessus ce jour, cela dit. Enfin, il ne fallait pas perdre espoir, il lui restait une carte mémoire vide et une batterie de rechange dans sa sacoche, elle pouvait bien continuer sa promenade en ville.

Il était bientôt 19h, les lampadaires éclairaient les rues depuis un moment déjà, plus ou moins bien selon la taille desdites rues ; certaines, vraiment petites, en étaient même dépourvues et s’y aventurer pouvait relever du défi. La Norvégienne restait dans celles où elle n’avait pas besoin d’enclencher le flash de son appareil tous les cinq mètres pour vérifier s’il n’y avait rien d’intéressant à capturer. Il y avait de toute manière suffisamment à voir partout ailleurs. Et pour preuve, en tournant au coin d’une ruelle pour s’engouffrer dans une autre, elle repéra immédiatement la nouveauté. Geste réflexe, elle leva son appareil jusqu’à son visage pour cadrer et prendre une première photo dans un claquement sonore. Il ne lui avait fallu que quelques instants pour reconnaître le style du tagueur. En parlant du loup, d’ailleurs…

Lui… Elle ne l’avait pas immédiatement reconnu. Non, en fait elle aurait pu carrément lui rentrer dedans qu’elle ne l’aurait pas identifié, il n’avait pas grand-chose pour se démarquer et tout ce qu’elle avait vu de lui n’était qu’une photo de profil miniature… La seule chose qu’elle avait reconnu, c’était le graffiti fraîchement peint sur le mur auparavant encore vierge de toute expression libertine. Puis elle avait simplement associé à l’artiste le mec accroupi devant à cause du matériel qui trainait à ses pieds.

C’était… étrange.
Dire que le matin même elle lui avait envoyé un commentaire virulent – l’avait-il seulement vu ? – pour lui faire comprendre que s’il écrivait généralement de bons articles, ce n’était pas une raison pour se relâcher au moindre compliment et pondre de la merde sans gêne. Elle ne se souvenait déjà plus si c’était le contenu ou le thème en lui-même qui l’avait fait bondir et insulter son écran à voix haute, faisant sursauter un chat peu habitué à une telle expressivité chez sa maîtresse. La rouquine avait préféré oublier après avoir envisagé cette publication comme une simple envie de provoquer. D’une autre manière que celle habituelle, s’entend.
Bon, puisqu’elle était là, autant s’approcher et jauger de plus près son œuvre du jour. Elle ne s’attendait tout simplement pas à tomber sur le jeune bloggeur comme ça, dans la rue. Au moment où elle s’apprêtait à s’avancer, elle était encore partagée entre la satisfaction de pouvoir enfin rencontrer l’artiste pour de vrai, et l’agacement de savoir que le tagueur et le bloggeur n’étaient qu’une seule et même personne. Parce que ce n’était vraiment qu’un petit con, parfois.

« Fæn¹ ! »

Le juron était sorti tout seul. Dans sa langue maternelle, comme presque à chaque fois qu’elle jurait. Elle s’était immobilisée, l’appareil photo toujours entre les mains, la bouche encore ouverte de sa précédente exclamation. Elle n’avait pas immédiatement identifié l’étrange sensation ressentie à peine plus tôt. Pourtant elle ne pouvait pas s’y tromper, bien que ce soit la première fois. Cette impression de malaise et de délivrance à la fois, ce fourmillement qui réchauffait son corps, cette pulsion qui l’encourageait à rejoindre l’humain. Le… sien ?

« … »

Cette fois, elle eut le temps de se mordre la lèvre pour ne pas se répéter.
Non. Ce n’était pas possible. Pas lui…
Un rapide coup d’œil vers le ciel, une question muette. Pourquoi avait-elle l’impression que son espérance de vie venait de chuter brutalement ?
Après un long – très long – soupir, la rouquine fit enfin le premier pas pour rejoindre le garçon. Elle ignorait si lui aussi avait ressenti ce lien indivisible qui les unissait ; secrètement elle espérait que non. Autant faire comme si de rien n’était, elle avait l’impression que sa quiétude de vie serait bouleversée à jamais si le blogueur avait conscience de tout ça.

La rencontre aurait pu être idyllique. Un autre lieu, un autre temps. Un autre humain.
Ils avançaient l’un vers l’autre, comme dans un film où les deux protagonistes se rejoignaient sous un décor de soleil couchant en bord de mer. Sauf que là c’était tout sauf une histoire romantique ; le scénario tournait plutôt à l’horreur. Et plus ils se rapprochaient, plus elle était convaincue de ce lien entre eux, de son caractère absolument définitif. Jusqu’à ce que la mort les sépare. Et encore, ils resteraient enchainés même dans la mort. Quelle tristesse.

Tristesse encore, que de l’entendre parler. Pourquoi, pourquoi un tel boulet ? Qu’avait-elle fait de mal pour le mériter, lui ? Elle regrettait déjà d’avoir coupé la musique et ôté le casque de ses oreilles à peine quelques instants plus tôt. Il l’agaçait déjà. Pourtant, plutôt que de montrer sa contrariété en soupirant et levant les yeux au ciel, Lorelei se contenta de le fixer comme à son habitude, sans afficher la moindre émotion. Elle songea à lui tendre la main, serrer la sienne pour lui faire oublier ce qu’il venait de se passer, mais elle ne le fit pas. Cela n’effacerait aucunement le lien qui les unissait, de cela au moins elle en était certaine.

Son regard émeraude rivé dans celui du jeune tagueur, la photographe se contenta de croiser les bras pour retenir sa main qui, elle n’en doutait pas, ne manquerait pas de vouloir faire connaissance avec la joue du brun si ce dernier continuait sur ce ton. Elle était déjà loin de se réjouir de ce qu’elle venait de découvrir, il ne fallait pas non plus y ajouter trop de provocation.

« Je peux t’assurer que cette histoire ne m’enchante pas. Sauf que j’ai pas le choix, ni toi, c’est comme ça. Sérieux, de tous les humains de la planète il a fallu que ça tombe sur toi quoi… »

Elle se l’autorisa, finalement, ce petit soupir.

« T’as eu de la chance que ce soit pas un flic qui se soit pointé à ma place. C’est pas malin de rester planté devant ton œuvre avec ton matériel. Amène-toi, on s’éloigne. »

Il n'était pas rare que la police envoie des patrouilles dans les rues à la nuit tombée, ce n'était pas la peine de prendre le risque de se faire prendre à côté d'un tag fraîchement peint. Elle aurait toujours l'occasion de revenir sur place un peu plus tard pour prendre de meilleures photos... Lorelei ne voulait pas le faire tout de suite, pas devant lui, ce n'était pas la peine de flatter son égo déjà suffisamment grand comme ça, il le faisait déjà assez lui-même. La Norvégienne ne se souvenait que trop bien de la fois où elle avait appris que le blogueur et le tagueur n'étaient qu'une seule et même personne ; il s'était lancé des éloges juste avant... Il n'avait pas besoin qu'elle encourage son côté narcissique.

La violence ne résout rien.
La violence ne résout rien, vraiment.
Et pourtant, elle était certaine que cela lui ferait un bien fou de lui coller une patate dans la face. La seule chose qui la retenait de céder à cette pulsion était son manque absolu de force physique. Alors elle ne fit rien, se contenta de chasser la fumée de cigarette d’un revers de la main – et en plus de ça il fallait qu’il soit fumeur, c’était bien sa veine – et de le dévisager de ce même regard insistant, celui qui s’accrochait aux détails comme cette tâche sombre sur sa tempe droite. Sûrement de la peinture, encore fraîche.

Du chantage, hein ? S’il pensait être le premier à lui en faire, il se mettait le doigt dans l’œil. Cela dit, cette fois l’enjeu était différent. Et il n’avait pas complètement tort en disant qu’elle allait devoir jouer à la baby-sitter. Il avait tout du gosse casse-cou, sans cesse à la recherche de limites à dépasser, inconscient des risques. Pourtant, elle osait imaginer qu’il tenait un minimum à sa propre vie. La mettre en jeu uniquement pour mettre l’étoile en difficulté était totalement stupide. Il avait peut-être tout du petit con, mais il ne paraissait pas stupide pour autant. Du moins, pas à travers ce qu’elle avait pu lire dans ses articles. Malheureusement, le comportement gâchait tout, le supporter allait s’avérer très compliqué.

« T’as réussi à rester vivant jusque-là, je vois pas pourquoi ça changerait maintenant. J’suis pas là pour faire la nounou. »

Non, pour ça il y avait des personnes formées et rémunérées. Le seul problème résidait dans l’âge, mais pour lui elles pourraient peut-être faire une exception…

…Chérie ?
Ne pas montrer l’effet produit. C’était la règle. La règle qu’elle suivait depuis des années déjà, celle qu’elle maîtrisait déjà à un niveau supérieur. Il y avait bien des petits loupés de temps en temps, mais c’était en général à cause d’une surprise trop forte ; le reste du temps elle savait garder ce masque neutre. Et pourtant. Pourtant… Il fallait bien que quelqu’un parvienne à briser ce mur qu’elle dressait entre elle et les autres. Et de la pire des manières. L’exaspération, l’irritation étaient à leur comble. Ses yeux se plissèrent alors que l’on pouvait déjà voir sa mâchoire se contracter, retenir une quelconque insulte en norvégien, essayer de temporiser.

Lorsqu’il se détourna pour aller on ne sait où, la photographe s’autorisa enfin à fermer les yeux et à soupirer doucement pour évacuer ce surplus de tension qui mettait sa patience à mal. Puis elle le rattrapa et confisqua la cigarette qu’il était en train de porter à ses lèvres, la balançant d’un geste négligent derrière son épaule. Suite à quoi elle se plaça devant lui pour arrêter sa progression et alla écraser son index contre son torse, geste témoignant une certaine perte de contrôle de sa part, bien qu’elle soit seule à le savoir. Au moins s’était-elle assurée de ne pas toucher directement sa peau. A tout moment, s’il essayait de partir, elle le rattraperait avec un "je n’ai pas terminé."

« Ecoute-moi bien. Je suis peut-être celle qui voit le plus d’inconvénients à toi ça, mais ancre toi bien dans la tête que moi aussi, je peux te rendre la vie insupportable. Alors n’espère même pas pouvoir te servir de moi comme bon te semble. Tu n’en es peut-être pas, mais je fais partie des personnes qui tiennent leurs engagements. On a conclu un marché concernant tes articles, je m’y tiendrai, ce n’est pas la peine d’essayer de me mettre la pression, ce serait totalement contre-productif. Maintenant, oui, je vais te donner mon numéro et toi le tiens, pour plus de pratique, mais tu vas également me dire comment tu t’appelles réellement… histoire que je sache qui chercher si tu venais à te retrouver à l’hôpital. Et dernière chose, ne t'avise plus de m'appeler chérie. Je peux t'assurer que tu n'aimerais pas que je le sois. »

Le numéro de téléphone suivrait dans la foulée.

Lorelei ne se laissa pas impressionner. Ce n’était pas un mec à peine sorti de l’adolescence comme lui qui allait l’effrayer, loin de là. Certes, il venait de se rapprocher d’elle et se tenait désormais à une distance dangereusement proche de son visage, mais étrangement elle ne craignait qu’assez peu son contact. Etait-ce à cause du lien indestructible qui les unissait ? Elle ne savait le dire, et devait bien avouer que cela l’ennuyait un peu. Elle aurait presque préféré ne pas du tout supporter sa présence plutôt que de tolérer sa tête à quelques centimètres de la sienne. A moins que ce ne soit simplement l’énervement qu’elle réfrénait depuis le début. L’étoile conservait de toute manière une carte dans sa manche, bien qu’elle préférât la garder secrète le plus longtemps possible. Tant qu’elle pourrait le garder ignorant à propos de son pouvoir, elle le ferait. Qui sait, si un jour elle avait besoin de s’en servir contre lui, s’il devenait trop gênant par exemple…

Si la menace d’un contact imminent ne lui faisait pas prendre la fuite, celle sur laquelle il acheva sa tirade avant de reculer eut de quoi inquiéter la Norvégienne. Elle l’imaginait suffisamment censé pour ne pas risquer sa vie au moindre pas, cependant elle avait la funeste impression qu’il disait vrai. Après tout, si sa seule raison de vivre était dans la recherche d’informations et qu’elle l’en privait… Soit. Elle avait compris le fond. Mais elle n’approuvait toujours pas la forme. Il essayait de l’intimider, il la menaçait et c’était loin de lui plaire. Mais au moins, il ne cachait pas son jeu, c’était déjà ça.

Et il n’avait pas tort non plus, concernant les informations vraiment importantes qui pourraient lui passer sous le nez. Il n’était définitivement pas aussi con que ce qu’il laissait transparaître. Mais il n’avait pas le droit de le lui reprocher. La photographe avait besoin de gagner sa vie, elle était obligée de garder des informations clés pour elle seule si elle ne voulait pas que quelqu’un vende un gros titre aux journaux à sa place. Cela dit, elle comprenait parfaitement ce que pouvait ressentir le garçon à ce sujet.

La rouquine ne répondit pas immédiatement, préférant attendre qu’il ait complètement terminé de s’adresser à elle pour prendre le relais. Lorsque ce fut l’occasion, sa main la démangea terriblement. Se retenir de lui mettre son poing dans la face. Vraiment, c’était essentiel. Elle ne savait pas dire pourquoi ce "chérie" l’irritait tant mais elle espérait vraiment qu’il s’en lasse vite. Son regard émeraude toujours planté dans celui, plus sombre, de l’humain, elle croisa las bras et répondit d’un ton aussi neutre que possible. Il ne fallait plus s’énerver.

« Tu as raison sur un point, il a des choses que je garde pour moi. Parce que c’est ce qui me fais vivre, je ne peux pas me permettre de tout balancer gratuitement sur la toile. Je peux t’assurer que je serai beaucoup plus utile en gardant des choses pour moi que si je me retrouve sans le sou parce qu’un petit con a voulu jouer au plus malin. Alors tu sais quoi, ce sera comme tu dis. Du donnant-donnant. Mais ça vaut pour tout. Si tu essayes de me pourrir la vie, il y aura un juste retour des choses. Tout comme j’accepte de t’aider si cela va dans les deux sens. »

Ses bras retombèrent le long de son corps, elle était prête à partir. Elle termina en prenant congé d’un ton sec.

« Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire pour ce soir. Je suis certaine que tu sauras me contacter le moment opportun. »

Puis elle se détourna pour s’éloigner sans un regard en arrière.
Sur le chemin du retour, elle se souvint de son portable qui avait vibré dans sa poche. Un simple regard suffit ; elle n’était même pas étonnée. Cependant, l’énervement qui ne l’avait pas quittée eu raison de sa retenue et elle enregistra le numéro de l’humain au nom de Drittsek¹. Quoi ? Il ne lui avait pas donné son nom après tout. Bien entendu, ses doigts ne tapèrent aucune réponse. Elle était déjà suffisamment entrée dans son jeu comme ça, ce n’était pas la peine de s’enfoncer volontairement encore plus dans cette bourbe d’absurdité.

¹Connard