Ton bureau est grand.
C'est toi qui l'a demandé aussi vaste. Même celui des états généraux n'est pas si démesurément vaste. Mais toi... Toi et tes liasses de documents, tes tonnes de carnets de notes et ta fâcheuse façon de tout étaler. Tu as besoin d'espace. Tu n'as jamais pu travailler dans un joli bureau impeccablement tenu. Tes idées ne s'ordonnent que dans le bazar ambiant. Tu aimes bien ce paradoxe d'ordinaire. Mais là, ça fait vingt minutes que tu cherches le rapport sur les ondes cérébrales que t'a transmis un docteur espagnol et tu ne le trouves pas. D'un coup de coude malencontreux, la pile de commandes de matériel médical s'écroule.
Tu soupires. Et tu te rappelles que le fastfood en bas de ton immeuble est fermé pour "soi-disant" un dysfonctionnement de machines. En lisant entre les lignes, ça veut sans doute dire qu'on a retrouvé des rats ou des cafards à un endroit ou il ne fallait surtout pas qu'il y en ait. Tu n'as pas ta dose de matières grasses et tes papiers ne semblent pas vouloir coopérer. Un coup d'œil sur le bureau de ton écran te fait te rappeler que tu t'étais dit qu'il fallait que tu numérises ces satanés papiers et que tu ne l'as, bien évidemment, pas fait. Sinon, tu ne serais pas dans cet état. Un remords en plus et pas la moindre bonne nouvelle à l'horizon.
Exit les soupirs, tu te mets à grogner.
Tu le sens. Ça arrive. Ça remonte tout doucement. Une aigreur entre les poumons, quelque chose de doux-amer, qui se coince dans la gorge, et laisse un arrière-gout d'exaspération profonde sur le bout de la langue. De lion en colère qui feule, tu passes à serpent mécontent lorsque tu siffles. Les bruits de talons hauts de ta secrétaire te parviennent. Elle est restée chez toi ce soir pour peaufiner son mémoire médical et tu avais promis de l'aider. Enfin, promis... Tu avais cédé sous la menace de privation de cheeseburger. Et pour un steack et du fromage, il y a certains moments ou tu peux vendre ton âme au diable. Et cette diablesse-là a appris à bien cerner ces moments. Et le fait qu'elle se soit autopermis de fouler ton territoire personnel semble lui donner des ailes à cette fourbe femme.
Qu'importe, tu essaies de réguler ta respiration. On inspire, on expire. Impossible de se concentrer avec le satané bruit des stilettos de Cassandre qui se rapproche.
Elle pousse la porte sans prendre le peine de frapper, ce qui a le don de te taper encore un peu plus sur le système. Sa voix fluette ne met qu'une seconde pour reprocher le désordre ambiant. Elle demande l'Etude sur le Comportement des Étoiles à la pleine Lune. Tu ne sais pas ou il est. Par contre, elle, elle se rappelle que l'Étude du Docteur Gonzales a été prêtée à l'infirmier Smith. Aucune chance de le revoir en bon état entre les pattes de ce gros porc bedonnant.
Ca, le souvenir de cet énorme pachyderme suintant et tremblotant, essayant d'enfoncer une perfusion dans le coude d'un patient et la soudaine et stridente sonnerie d'une ambulance au loin combinée à celle de ton portable t'achèves. C'est "Girls just wanna have fun", le thème que s'est auto attribuée dans tes contacts ta supérieure hiérarchique médicale. Ça fait trois jours qu'elle veut te voir pour discuter de tes avancées sur le sujet du lien entre les étoiles et les humains.
Seulement, tu n'as pas avancé. Tu patauges depuis deux semaines sur ce problème. Tu n'as rien à dire à cette femme. Tu pourrais être honnête,, comme tu l'es toujours. Lui dire que tu n'as encore rien trouvé. Que tu es perdu. Que tu ne sais pas par ou commencer. Mais tu n'es pas une fine connaissance de l'échec. Courber l'échine, admettre que tu as besoin d'un coup de main, tu ne sais pas comment on fait. Pire encore, tu n'as aucune envie de t'abaisser à répondre à cette gorgone pour lui faire part de tes doutes existentiels quant à ta capacité à mener à bien ta mission. Pas de ça chez toi.
Alors tu fais un truc stupide, primaire, mais au combien soulageant. Le portable part s'écraser sur le double vitrage, qui produit un bruit sinistre de fêlure. Cassandre comprend en moins de temps qu'il n'en fait pour dire Quidditch. Elle ramasse en toute hâte ses affaires et file sans demander son reste.
Et pendant ce temps, toi, tu t'amuses à faire un feu d'artifice dans ton bureau. Il y a le bruit froissé du papier qui vole, celui triste des câbles arrachés qui chuintent en étincelles. L'ordinateur a été expulsé d'un coup de poing vengeur vers le mur le plus proche et le clavier à fait neiger ses touches en un azerty quelque peu en désordre. De ta part, il n'y a aucun bruit. Tu ne cries pas. C'est une rage sourde autant que muette. Jusqu'à ce que tu avises l'imprimante, dans le coin droit de ton office. Tiens? Une rescapée? Un vol plané plus tard et la voilà qui achève l'immense baie vitrée qui surplombe les deux étages du bas.
Il te vient à l'esprit, dans un fugace instant de lucidité, qu'il y a peut-être en bas, un être humain qui risque de se prendre ta CANON R2D2 sur le coin du nez. Ça te fait rire cinq secondes, parce que c'est quand même rigolo que ce soit toi, le médecin qui sauve des vies, qui t'apprêtes à éborgner quelqu'un, jusqu'à ce qu'un légère nausée te saisisse.
Il arrive. Un point noir dans ta vision, un bourdonnement lointain dans ton oreille, qui se rapproche à grande vitesse. Tu te sens chuter, partir en arrière, et percuter durement la moquette douce de ton bureau. Et puis c'est le noir, le vide. Tout devient doux et calme, au moins autant que faible et froid. Un bêlement pitoyable te parvient, comme au travers d'une cloison de soie.
Il est là.
Tu sens que tu n'es plus dans le bon corps. Tu essaies de te hisser sur ses deux immenses pattes bien trop frêles et tu te casses le museau par terre dans un nouveau bêlement malheureux, rapidement suivi d'un autre, puis d'un suivant et ainsi de suite. Il n'y a pas de larmes dans les grands yeux de l'agneau, mais des pleurs dans ses cris doux.
© hivernxl pour hoshikami
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