Time to worry about you || Ft. Keita

Une gorgée de thé, puis une seconde. L'horloger se traine au-dessus de son horlogerie, encore en pyjama alors qu'il doit ouvrir la boutique dans moins d'une heure. Il avait eu une nuit agitée de quelques rêves désagréables, mais s'était rendormi au petit matin. L'horloge de sa cuisine affiche neuf heures dix lorsqu'il pose sa tasse dans l'évier, puis neuf heures cinquante lorsqu'il sort de la salle de bain. Hâtif, il descend l'escalier en finissant de s'habiller. Ses cheveux sont encore en bataille - Pavel essaie d'une main de les attacher à l'aide de ses dreads. On dirait un pauvre mec mal fagoté, qui ne connait pas le peigne. Mais, il a l'avantage de sentir bon, au moins. Par habitude, sans prendre vraiment la peine de réfléchir, il enclenche les interrupteurs pour la lumière et passe l'étroit comptoir afin d'ouvrir l'horlogerie au monde entier. Il n'a pas une énorme clientèle, et la boutique n'est pas d'une grande envergure. Suffisamment pour subsister, et c'est tout ce qu'il faut.

Suffisamment pour employer quelqu'un en plus de lui.
Et par employer, ce n'est pas que par professionnalisme que Keita s'est retrouvé à travailler pour et avec Pavel. Non, il y a quelque chose de beaucoup plus amical, de beaucoup plus fort qu'une simple relation boss-sbire. Le japonais avait survécu le français pendant des années, et ce dernier n'échangerait Keita pour rien au monde. Même les meilleurs orfèvres du monde pouvaient aller se faire empapaouter. C'est pour dire. C'est pour dire aussi que Pavel guette désormais la porte d'entrée dans l'attente de voir la tête rouge la pousser. Ses coudes se posent contre le comptoir, puis il se distrait en silence, les yeux posés sur les poissons dans l'aquarium.

Ah, oui, l'aquarium. Le dreadeux s'éclipse un moment, tourne en rond pour nourrir les seuls animaux présents en ces lieux et fait volte-face vers la machine à café coincée au fond de l'atelier. Une battante, qui permet surtout de faire couler du thé et du chocolat. Le thé n'est pas moins dégueu que les sachets industriels, mais il se faisait vite et l'horloger nécessite parfois un bon carburant. Mais il n'est que dix heures du matin. Dans un geste lent, il allume sa machine. Il se perd dans la contemplation du bouton lumineux qui alterne vert, rouge, vert, rouge... vert... ro.. Il redresse la tête, se passe une main sur le visage et s'appuie contre un bureau pas rangé, débordé de petits engrenages à trier.

Il appuie sur le bouton, écoute le son grinçant et horrible du monstre et sort la tasse de chocolat fumante.
Son corps se soulève, le breuvage est posé contre le comptoir pour son ami, pour son arrivée.

Une inspiration, il se détourne en se frottant le nez écrasé et s'installe devant son tri, et commence sans tarder.
Mais son attention reste braquée sur l'attente des couinements de la porte de l'horlogerie.

L'oreille à l'affût d'un grincement de porte, les yeux rivés sur son plan de travail. Son attention balance, et ses doigts sont hésitants sur les petits mécanismes. Il compare plusieurs fois les mêmes, se trompe sur la taille de certains et finit par tout reposer devant lui. Son pied prend place sous la cuisse opposée, pour une meilleure stabilité sur son tabouret. Indécis, il décroise les jambes et se frotte le visage un moment. Une inquiétude le ronge pour il ne sait quelle raison, alors il se redresse, tourne autour des tables avant de se remettre au travail.

Mais le couinement des gonds de l'entrée le fait frémir, pourtant il ne relève pas la tête à l'entente de la salutation. Une voix qu'il avait appris à connaître et reconnaître depuis des années. Pavel se tient en place, perché sur son tabouret, et garde le dos courbé, les épaules voûtées. Comment dire - Il ne veut pas passer pour le mec qui s'inquiète, voire le mec... flippant. Il donne des limites à son côté bizarre et affectif. Bon, il n'est pas arrivé au point de l'attendre tous les jours devant le comptoir avec des yeux de coucou et les sourcils qui s'agitent. Pavel peut être un peu louche, il ne l'est pas à ce point.
Pas encore.

« Bonjour, Keita. » lâche l'horloger à son égard, réceptionnant le baiser sur sa joue avec un sourire non dissimulé. C'est comme découvrir un nouveau chocolat dans son calendrier de décembre ; Une agréable surprise, dont Pavel avait pris l'habitude. Il le laisse s'installer, tend l'oreille pour le situer dans la pièce. L'aîné fait rouler une vis entre ses doigts et la dépose avant d'oser une parole ; « Comment tu t-te sens ? ». Forcément, quand on ne se retourne pas pour voir la gueule de l'autre, on loupe des choses qui se voient comme un nez au milieu de la trogne. Le bègue se mord la lèvre d'avoir buté sur un pauvre mot, et il se frotte la nuque en pivotant sur son siège. Enfin il se sort les doigts des écrous.

« Désolé, hier tu as quitté tard... » murmure-t-il en se penchant vers l'établi de Keita, les sourcils froncés. « ..C'e-est quoi, ça ? ». Un froncement de pif, et le voilà accroupi à côté du rouge, les yeux grands ouverts sur un visage qui lui apparaissait encore que de profil. Mais un profil rafistolé. Un doute prend le violet ; Est-ce qu'il était blessé hier ? Non, il ne pense pas, il s'en souviendrait. Mieux vaut ne pas paniquer, et même si Pavel panique, il y a peu de chances pour que ça ressorte à l'extérieur. La panique de Pavel n'est pas comme l'effet d'activia, malheureusement. Ses doigts abîmés effleurent le dos, se posent contre l'omoplate de son employé.
Ah oui, et c'est loin d'être une flèche, le franco-japonais.

L'horloger reste au chevet de son apprenti, le coude posé sur sa propre cuisse. Ses yeux légèrement bridés sont rivés sur le visage pansé de Keita.Il garde une moue et les sourcils froncés, comme si ses neurones s'agitaient pour réfléchir à la raison de ses blessures. Autant dire que Pavel est du genre à se faire des films, et pas des films de réalisation française. Non, c'est le bordel hollywoodien, avec des voitures qui explosent et la fin du monde; hein. Mais il n'en dit rien, comme d'habitude, attendant patiemment que la voix du rouge s'élève une nouvelle fois. Son "ça va" aurait pu le convaincre s'il n'avait pas la gueule tuméfiée. Et, oui, tuméfiée, ramassée, défigurée... Les films et les hyperboles vont vite dans la tête du franco-japonais.

Enfin, l'explication lui tombe dans le bec. Même s'il s'était fait tous les scenario possibles, rien ne pouvait égaler la réception de la véritable information. Pour répondre à la question du plus jeune, Pavel hoche légèrement la tête. Il se touche le visage, glissant contre son croissant de cicatrice sous l'œil. Il y a trois ans, ici. Une cicatrice ridicule, une cicatrice sans gloire - le bègue culpabilise d'être d'aussi faible constitution. Hésitant, il lève une main contre les doigts mordus par la nervosité. Son esprit omet le passage avec Fenrir, mais ce serait mentir que de dire qu'il ne le prend pas en compte. Silencieusement, il est soulagé que quelqu'un soit intervenu, mais sa bouche reste close sur ce sujet.

Tenant le poignet de Keita, il passe le pouce contre l'intérieur avant de le laisser boire : « Où ? Tu as beaucoup... de blessures ? Tu a-as besoin de quelque chose ? Tu veux m'en parler ? ». Sa voix trahit son inquiétude, son flot de paroles aussi mais son ton est posé malgré tout. « Si tu veux... si tu veux te reposer, tu peux monter, Keita. » glisse-t-il, ne se voulant ni envahissant, ni mauvais patron. Il a peur du surmenage, ou plutôt de la position assise qui pourrait tirer le corps malmené du rouge. Secrètement, il veut savoir pourquoi Keita ne l'a pas appelé, pourquoi il n'est pas resté au lit au lieu de se trimballer jusqu'ici. Des questions qui restent dans un coin de son esprit pour des raisons qui lui paraissent évidentes.

Dans un mouvement, l'horloger se redresse avec la lenteur du paresseux, gardant le corps penché vers l'avant. Sa bouche trouve une place entre les mèches colorées. Ses doigts précédemment posés contre l'échine musclée et sûrement douloureuse, grimpent contre la nuque dessinée. Sans un mot, il le câline. Sans un mot, il frotte son gros pif à son crâne, prenant garde aux réactions de son cadet. Si ça ne tenait qu'à lui, Keita irait au lit, enroulé dans ses couvertures comme un sushi.

Belle tentative pour le rassurer. Tentative à moitié vaine, mais à moitié utile aussi. Sans rire, il l'aurait bien trainé au lit avec une tisane et de l'encens partout ; pire qu'un mauvais film sur les pratiques ancestrales. Mais, il y tient trop pour lui imposer quelque chose. Keita sait, peut-être qu'il s'en rend compte, faire flancher le plus vieux. Ce petit "d'accord ?" en fin de phrase finit de l'achever et Pavel se résout en marmonnant un d'accord affirmatif. Il va le garder à l'œil, voire avec les deux yeux. Pour l'heure, il le garde dans ses bras, appréciant la douceur de son parfum, baigné entre les mèches de feu.

La réponse à l'étreinte lui arrache un pauvre sourire, un peu con. S'il était dans un cartoon, sa bouche se résumerait à cette espèce de vague mi-nerveuse mi-conne. En vrai, ça rend moins bien, et beaucoup plus crispé. Son corps se redresse en même temps que celui de Keita, suivant le mouvement pour ne pas le lâcher et il penche le visage sur le côté afin de l'observer. D'observer sa face ô tuméfiée, et d'en dessiner les contours au moins vingt-et-une fois. Il s'imagine le pire, sous ces pansements, et bouge le bout de son nez en soupirant. Peut-être que quelque part au fond de lui, il s'en veut de ne pas être là quand il arrivait des magouilles dans le style. Mais on sait bien, vous et moi et surtout lui, qu'il ne servirait à rien face à des grands truands. Une pichenette entre les mirettes et il tourne de l'œil.

Il chasse comme il peut sa culpabilité lorsqu'un baiser lui déforme la joue. Son cadet lui pose une question devant laquelle il reste un moment bête. L'état de santé de Keita importe plus que le travail, aussi pense-t-il une seconde à mentir pour lui alléger le boulot à faire. Mais Keita va le tilter, et il ne veut pas prendre le risque. Ses bras quittent le corps de son apprenti, même si sa main attrape une dernière caresse contre une joue avant que l'horloger ne cherche des yeux la réponse : « Pas aujourd'hui, non. Mais il y a une montre à gousset à réparer... Les rouages s-sont dans un sa-..ale état. Je n's-sais pas ce que son propriétaire aa-a-.. fait a-avec... Il a sû-û-ûrement voulu la répar..er tout seul.. ». Une réflexion hachée - pas comme la viande hein - mais une réflexion agacée. Les gens qui se prennent pour McGyver alors qu'ils ont deux mains gauches, ou droites - n'oublions pas les gauchers.

« J-j-dois trier un colis qu-'on a reçu... Y.. a beaucoup de... choses à trier. Je m'en o-occupe. » lâche-t-il, en allant chercher la montre maltraitée. Il la cueille entre ses mains et vient la déposer sur le plan de travail de Keita. Souvent, il préfère trier et faire l'inventaire à sa place, parce qu'il ne juge pas ça super passionnant pour le plus jeune. Et là, ça serait plus fatiguant qu'autre chose. Et même si Pavel entend écouter l'avis de son cadet, il le ménagera toute la journée, et sûrement les journées suivantes. Inconsciemment.

Il n'avait pas retenu son ami lorsque ce dernier s'était mis à l'œuvre sur la montre déboussolée. Néanmoins, il le laisse, le fixe de ses billes chocolat-noisette un long moment avant d'enfourcher son tabouret pour commencer sa besogne. Le tri de pièces n'est pas bien passionnant, mais il faut passer par là pour faciliter le travail en aval. Il se trompe de cases plusieurs fois, marmonne silencieusement pendant les heures qui suivent alors qu'il ferme des mini-étagères. Lentement, il pose les écrous et vis de côté, se penche sur son bureau pour mieux y voir. Il va finir bigleux dans peu de temps, si ça continue. Il plisse son pif - qu'il pense injecté au botox avant sa naissance - et regarde une des horloges qui trônent dans l'atelier. Un peu avant midi. L'aîné des horlogers se frotte les yeux et se lève en silence pour repousser le rideau épais qui sépare l'atelier de l'escalier menant à l'appartement au-dessus. Par habitude, il commence à dégoter de quoi faire à manger, un truc pas trop compliqué parce que monsieur Louvois c'est un horloger, pas un cordon bleu. Alors on imagine qu'il y a bien deux trois trucs qu'il sait faire, mais sinon c'est de la cuisine-survie.

Le dreadeux-tressé-rasé-bordel met à chauffer deux ou trois trucs, les pensées un peu perdues vers son apprenti, encore à l'atelier. Il se pose contre le mur, active la chaîne pour mettre de la musique d'ambiance, zen, et dérive un peu. Il se noie dans le flot d'inquiétudes, dans l'odeur du miso et de la friture qui commence à s'élever. Il fronce les sourcils, soucieux de l'état de santé de Keita. La santé à l'intérieur, aussi, surtout. Il ne lui avait rien dit si ce n'était un " ça va " qui ne passait toujours pas. Le franco-japonais se mord la lèvre, et se tourne pour s'affairer au repas de ce midi. Il entend son cadet remonter, mettre le couvert, une habitude qui ne cesse de faire sourire Pavel. Un sourire qui, aujourd'hui, retombe bien vite. Son coeur semble s'arrêter à la question du rouge - pourquoi ? il n'en sait rien. La question est posée de but en blanc, est-ce qu'il cherchait à le tester ou à faire un truc louche ou ?.. Non, pas le genre du plus jeune, mais la question le fait rougir et il se frotte nerveusement la nuque.

« C'ét-tait au lycée, donc ça remonte... Je... C..Ca n'a jamais... ja..mais été.. séri..sérieux donc... Non, je.. j'ai eu person..sonne dans ma vie je c..crois. » lâche l'ainé, les joues roses. Ses mains tremblotent. Personne n'a réussi à le survivre plus d'une semaine. Par son silence, par son bégaiement, par son physique, par ses soucis physiques. Personne, pas même des amis. Ils se sont lassés, tous, à part Keita. Mais Pavel ne veut pas le lui dire, pas comme ça. Il a peur de lui faire peur, quelque part. Genre "coucou tu sais quoi t'es le seul de mon entourage lol alors t'en vas pas stp pls.". Psycho, non ? Il pose les assiettes de nourritures et remplit les bols, s'asseyant en face. Pour meubler un silence qui le gêne, il pose la question qui lui passe par la tête. Pas la meilleure. « Ça t'inquiète ? » Pauvre con de français.

On ne va pas partir sur les aveux amoureux et sexuels de l'horloger. Ca serait assez désert, voire désastreux. Une vraie désolation, et vraiment vous ne tenez pas à perdre plus de minutes de votre précieux temps. La question de Keita l'avait pas mal mis dans un nuage de pensées assez perturbantes, sans savoir sur quel pied danser encore. Il dit ce qui lui passe par la tête, et dieu sait que ça n'arrive pas souvent. Peut-être que sa question trahit sa propre inquiétude, peut-être, sûrement. Une inquiétude qui lui traverse l'esprit de temps en temps, quand il regarde son employé courbé au-dessus de son poste de travail. Mais il réussit toujours à balayer ses inquiétudes, prétextant le manque de professionnalisme de celles-ci. Mais là, assis en face pour déjeuner, la tâche devient tout de suite plus ardue. Il le regarde, hausse les sourcils à sa réponse. Non, plutôt à sa réaction.

Le franco-jap ramène son bol devant lui, s'arme de sa cuillère et la laisse se noyer pendant de longues secondes. Il n'a pas envie de l'embêter en allant plus loin dans le sujet, et pourtant le bègue en meurt d'envie. Il touille sans manger, et remonte son regard un peu tombant sur le rouge. Peu satisfait de sa réponse précédente, il réitère ; « Ça t'inquiète ? ». Une petite lueur de curiosité semble danser dans ses yeux de pâte à tartiner, et ses sourcils tremblent sans se fixer dans une véritable expression. Il repose son couvert. Qui est le plus inquiet des deux, depuis que Keita est arrivé tout boursouflé et à l'article de la mort ? Le violet tend sa paluche vers le visage de son apprenti, en prend la joue : « Ne souris pas... pas comme ça. S..si ça t'inquiète t..t'as le droit de le dire. O-..Ou si ça va.. pas.. ». Sa main lovée prend la liberté d'effleurer un pansement.

Puis, il se mordille la lèvre ; « Tu as... d-déjà eu, toi ? » quelqu'un dans sa vie. Il va falloir apprendre à finir ses phrases. Keita est peut-être gentil et courageux de le supporter, y'a pas marqué décodeur de la chaîne Louvois sur son pif. Son pif est de toute façon trop petit pour le contenir, par contre, celui de Pavel... Comme un réflexe, il lâche la joue pansée pour se frotter le nez et le foutre dans son bol pour en avaler deux trois cuillères. Ses joues prennent de la couleur.

Pavel prend son mal en patience. Il ne croit qu'à moitié son cadet mais peine à insister. Par peur d'empiéter sur son intimité profonde qu'il ne connait pas. Qu'il n'a pas eu le loisir de découvrir durant ces dernières années. Il connait des bouts de bulles d'intimité, mais pas les grosses lignes. Et la réaction du blessé l'inquiète plus qu'elle ne le rassure. Mais passons. Faut dire que le bègue ne sait pas trop non plus comment réagir face à ça. Si Keita vient à avoir quelqu'un dans sa vie, ça chamboulerait pas mal de choses dans leur quotidien commun. Et, il faut avouer qu'ils passent beaucoup de temps ensemble. Le fil conducteur reste le boulot, mais ils sont avant tout amis, non ? Peut-être que Pavel va s'éloigner si le rouge arrive un beau matin en lui annonçant qu'il a quelqu'un. Et pour le coup, cette réaction n'aura rien de purement amical, si vous voulez mon avis.

Dans un soupir, il continue son repas, lorgnant les mouvements de Keita qui semble déjà repartir. Quelque chose ne lui va pas ? Entre deux bouchées de poulet frit, l'horloger fixe la silhouette tournée dans sa cuisine, sans comprendre le pourquoi du comment. Il se perd sur ses épaules, lèche son échine et imagine ses tatouages une nouvelle fois. Pourtant, c'est le silence qui s'abat comme la pluie sur un carreau, et aucun des deux ne recommence la discussion. Porté par la musique et par l'eau qui coule, le Louvois se morfond gentiment dans cette absence de paroles. Paroles que Keita lâche une fois sa vaisselle terminée. Paroles auxquelles Pavel ne répond que par un hochement de tête. Son sourire est bancal, sa voix le complète mal. Mais l'aîné des horlogers n'a pas le cœur à lui tirer les vers du nez. Préférant attendre plutôt que de le brusquer, il le laisse tranquille et finit son repas en solitaire. Il n'en a pas l'habitude, et il pousse de temps à autre de profonds soupirs.

Ce n'est qu'une heure plus tard qu'il redescend afin de continuer sa besogne, zyeutant au passage la montre en réparations. Il passe lentement à côté de son bureau, dépose un sachet comprenant des biscuits et une tasse de chocolat fumant. Il n'en dit rien, adresse simplement un regard aux cheveux rouges avant de passer son chemin. Conscient qu'il n'a rien mangé, ou presque, Pavel n'a pas envie de le voir s'évanouir pour une quelconque raison. Posant son royal fessier sur son tabouret, le violet tressé entreprend de finir son tri avant de devoir s'occuper du nettoyage des vieilles horloges de l'atelier. Certaines ont du mal à tourner. Ce ne sont pas les clients qui font foule aujourd'hui, de toute façon, mais il va bien falloir s'occuper. Pourtant il a du mal à se concentrer, même sur des tâches bêtes et pas méchantes, parce qu'il imagine son apprenti passer du temps avec un autre que lui. Les années passées ne peuvent pas s'effriter d'un coup, cependant Pavel y songe, trop, en a parfois peur. Keita est jeune, et plus imprévisible que lui. Enfin, ça, c'est ce qu'il se dit quand il commence à se faire des films.

Les heures défilent, l'obscurité commence à tomber lentement au-dehors et l'horloger se craque les cervicales dans un étirement. Le calme plat avait été de mise cette après-midi. Juste quelques échanges silencieux, des paroles à demi-voix, et le cliquetis des doigts du cadet qui réanimait une pauvre montre. Pavel avait récuré les vitrines, qui en avaient besoin parce que ces merdes prennent la poussière plus vite qu'un plumeau. Il pose ses coudes sur le comptoir, boit une gorgée d'un thé au citron mérité et regarde en coin l'atelier.

« C'est b..bientôt la nuit, Keita. Je.. S..Si tu n'as pas fini, c'est.. pas grave. » dit-il, doucement. Pourtant, il s'empresse de rajouter :  « Tu.. Tu peux rester ici ce.. soir. » ... what Pavel ?  « En..En fait j'aimerai bien.. J'ai.. Je. Reste ? » Bien, Pavel. C'est déjà une avancée, même s'il n'en dit pas les raisons.

Pavel est doux, Pavel est frais, mais Pavel n'est vraiment pas pratique.
Surtout quand il lui prend un coup de sang et qu'il est impulsif. Il dit ce qu'il a envie de dire, rapidement, bute sur les mots les plus simples et attend une réponse en se mordant la lèvre. L'après-midi n'avait pas été des plus joyeuses, elle avait été morne et simple, trop calme pour le bègue. C'est pour dire. Il se retourne, laissant son thé sur le comptoir, seul. Par ce retournement, il voit la montre prête sur le bord de l'établi de son apprenti avant de tourner ses prunelles sur ce dernier. Sans grande surprise, il s'attend à une opposition et se frotte nerveusement les mains quand il le regarde. Keita cherche-t-il ses mots pour refuser poliment sans trop l'envoyer chier ? Sans rire, Pavel ne sait pas pourquoi il y a ce mou ambiant, qui lui pèse sur les épaules autant que sur la conscience. Loin de lui l'idée d'avoir compris les pensées du cadet.

L'excuse du manque d'affaires. Une excuse qui se vaut, comme toutes les autres excuses parfaitement fondées. Seulement, ce n'est pas comme s'ils ne se connaissaient pas. Peut-être que le Louvois est un poil plus petit que le rouge, il pourrait lui prêter des affaires pour une fois. Il se demande furtivement si la différence de taille indispose Keita, et se voit désormais non plus comme un franco-japonais au nez tombant, mais comme un nain au nez trois fois plus gros que lui. Ouais, une sorte de troll fini à la pisse dans un vieux rpg moisi. Pour en revenir à la situation présente et non à la représentation de Pavel dans son propre imaginaire, il est vrai qu'il y a une certaine volonté chez le plus jeune de ne pas vouloir partir comme un voleur.

« ... J..Je peux t'en prêter, des a-affaires, Keita. Ca.. Ca me dérange pas.  » assure-t-il, le cœur un peu noué de se trouver si... insistant. Ça ne lui ressemble pas, et pourtant, tout lui semble d'un naturel affligeant. Le violet se décale un peu, se mettant dans l'ouverture du comptoir. « Je.. Je t'aurais bien dit de faire l'aller-retour.. A-avec plaisir mê-ême, mais je suis.. inquiet. Il va.. faire nuit et j-je vais pas être tran..tranquille si tu pars. Puis j'ai.. pas envie de.. de te voir partir d'ici. Pas maintenant. P-pas après ces... situations étranges de cecec-cette aprem.  ». Il balance ça d'une traite, qui aurait pu être incompréhensible si il ne bégayait pas. Pourtant, il bégaie et ça donne des pauses à ses phrases. « ... Reste. » qu'il souffle, avant de le reprendre, justement, son souffle et qu'il pose son épaule contre le mur le plus proche, se frottant le visage. Il se trouve ridicule.

Intimement, et c'est ce qui lui fait peur, il a envie de le garder chez lui. Il a peur de le voir partir, et l'excuse de son agression d'hier fonctionne pour cacher sa crainte. Une inquiétude en cache une autre, avec le bègue. Ce même homme qui regarde son vis-à-vis en détaillant ses traits, des fourmis dans le bout des doigts et dans le creux du ventre.